DUETTO CHRISTIAN BOBIN, par Eve Chambrot
Je vous ai rencontré très tard et j’en suis navrée : que de temps perdu ! J’aurais
voulu être du premier cercle de vos lecteurs conquis. Mais il aura fallu attendre 1999
pour que je découvre, avec quatre ans de retard, La Folle Allure. Le roman me
touche, m’intrigue, je rejoins immédiatement les rangs croissants de vos fidèles.
J’ai depuis continué à vous lire, me documentant sur vous ici et là. Votre
biographie donne le vertige tant vous avez le silence prolixe : une cinquantaine
d’ouvrages, en jaillissements annuels que je peine à suivre. Trente-sept de vos livres
lus pour le moment, je vous poursuis sans jamais vous rattraper.
Quoi qu’il en soit, je chemine désormais en votre compagnie, vous êtes à mes
côtés, une présence pure, discrète et muette, une ombre portée. Un jour, vous
racontez que vous vous êtes assis sur un banc avec Édouard Boubat, quelque part
dans l’île Saint-Louis. J’aurais aimé être là, dos à dos avec vos corps silencieux, et,
les yeux fermés, porter mon attention sur vos respirations complices. À ce
photographe immense, vous faites ce compliment tranchant : Vous n’encombrez pas
vos images de vous-même. J’espère ne pas trop encombrer ce Duetto de moimême,
et trouver pour chaque chose le mot juste : c’est le minimum que je vous dois.
Autoportrait au radiateur
J’emporte partout avec moi, comme un bréviaire, votre Autoportrait au radiateur,
annoté, écorné, pantelant et aplati. J’y trouve une phrase pour chaque jour : Belle
lumière aujourd’hui, le ciel fait des efforts. Ou encore : Les parfums de l’herbe
fraîchement coupée, en bas des immeubles, amènent cette journée au sommet de
sa gloire. Parfois, simplement vous lire au réveil amène ma journée au sommet de sa
gloire.
Un jour, dans le cadre de mon travail d’alors, je visionne le film Solar Breath du
plasticien canadien Michaël Snow. Pendant soixante-deux minutes, plan fixe sur un
rideau blanc à large ourlet, dansant sur le souffle d’air autorisé par une fenêtre
entrouverte. La contemplation pure. Je me souviens de vos mots, j’ouvre votre livre,
page 23 : Des heures allongés sur un lit dans une chambre, à regarder les
mouvements d’un rideau agité par le vent. J’en suis sûre désormais, j’ai trouvé ma
place, dans le monde de ceux qui peuvent rester des heures à observer les
ondulations délicates d’une étoffe soulevée par un courant d’air. Quelques mois plus
tard j’écrirai Le Rideau, une nouvelle nourrie de vos deux respirations mêlées.
La contemplation, une manière de prendre soin, c’est ce que vous dites : prendre
soin, cesser tout ce qui ressemble à une attente ou à un projet. Ce n’est pas une
chose simple, quand les projets sont agréables – voire nécessaires, comme l’écriture
d’un livre – et les attentes nombreuses : que le livre marche, que les lecteurs soient
comblés, que le temps me soit donné d’en écrire encore beaucoup d’autres. J’ai du
mal à cesser, trop d’attachements encore, trop pesants pour laprésence diaphane au
monde que vous décrivez. Vous avez quinze ans d’avance : sur votre chemin
d’éclaireur, je vous suis en cahotant, encombrée d’un lourd sac à dos ballottant
contre mon échine.
Après la première lecture d’Autoportrait au radiateur, je commence à avoir des
désirs de jardin, à m’offrir des fleurs. Je les regarde autrement, leur fragilité me
touche et me désespère en même temps : tout va si vite… Mais le désenchantement
est plus à craindre que le désespoir, alors je décide d’illuminer mes journées avec
ces demoiselles délicates que vous observez avec tant de douceur.
Tulipes aux couleurs franches comme des dessins d’enfant. Tulipes fièrement
dressées, courageuses et volontaires, que la maturité alanguit peu à peu, toujours
aussi belles fanées. Parfois, un moment d’inattention, un léger manque d’eau et la
tige des tulipes s’incline très bas, comme les courtisans au passage de leur maître.
J’en achète par brassées à chaque printemps, avec le sentiment de les sauver d’une
mort inutile, du défraîchissement morose dans l’arrière-boutique du fleuriste, par
manque d’amour et de désir, ou de clients tout simplement. Tulipes, vous mourrez
chez moi, après avoir jeté tous vos feux : Mercredi 18 décembre. Un seul regard sur
les tulipes et je me sens ragaillardi. Moi aussi.
Les roses, hélas, fanent tout autant : Leurs pétales, effondrés sur eux-mêmes,
font penser à des dessous féminins légers, sur une chaise. Un peu plus loin :
[…] des jupons sur lesquels on aurait versé du vin rouge. Peintre, vous auriez sans
doute été impressionniste, avec une petite tendance fauve.
Vous les aimez toutes, les campanules comme les lobélies, le mimosa autant que
les iris, avec quelques réserves cependant au sujet des lys, trop dandys, et des
oeillets : […] J’ai des soupçons sur les oeillets : impossible de savoir s’ils sont morts
ou vivants. Fanés, ils sont inchangés.
J’apprends à regarder avec vos yeux, puis avec les miens. Je découvre –
enfin ! – la beauté du monde. Ce n’est pas un mince cadeau que vos livres me font.
Je découvre aussi – autre cadeau – l’écriture fragmentaire, faite de longs blancs
encadrant phrases et paragraphes : elle permet au lecteur de s’arrêter, de prendre le
temps, de réfléchir ou de s’évader, par une fenêtre ouverte, sur les ailes d’un rougegorge.
J’aime ces pauses, ces silences de papier que vous offrez tout autant que vos
mots. J’en attrape, comme une maladie, une aversion profonde pour les « romans
romanesques » aux pages noircies du haut en bas. Il faut que je respire entre les
lignes.
Le fleuriste du quartier fait fortune grâce à moi, puis un jour je décide d’avoir un
jardin. Je déménage, vous me suivez.
La Dame blanche
Dans mon nouveau jardin, une vingtaine de mètres carrés tout au plus, je laisse
faire. Hostile au mot « pelouse », je refuse toute chasse aux trèfles, pissenlits et
autres luzernes, je choisis de déléguer à la nature : le gazon rare se transforme en
prairie ébouriffée de couleurs. Je suis devenue disciple de La Dame blanche, dont la
présence élégante hante le livre que vous lui dédiez. Jamais biographie n’aura
autant ressemblé à un poème, et Emily Dickinson s’est penchée sur votre épaule
comme vous dans la vérité de ses mots. Son rire est une échelle de corde qui
dégringole du ciel. Je mesure la force de la littérature lorsqu’elle éloigne la
biographie du documentaire tout en respectant l’authenticité des faits, des paroles,
des gens. Et des âmes. Celle de la poétesse flotte au-dessus de votre texte, parfois
nettement perceptible. La mort aussi plane doucement, presque à chaque page,
celle d’Emily d’abord, comme celle de son père ensuite, puis de son amie Sophia, de
sa tante Lavinia, celle de Samuel Bowles, l’amant imaginaire, et celle des roses, et
des jours aussi. Elle plane si doucement qu’on cesse un moment d’en avoir peur. Je
me souviens de mes lectures adolescentes, Stendhal, puis Aragon, et
l’Antigone d’Anouilh qui me faisait pleurer à chaque réplique, dans cette orée du bois
où je piétinais. Adulte, je ne lis plus la même chose car l’éblouissement me vient
avec d’autres mots, ceux qui aident à accepter qu’il y ait une fin à toute chose, ceux
qui modifient le regard de mes yeux éphémères sur ce qui reste du monde.
Le livre est si fort que je veux comprendre comment il fonctionne : quels sont vos
sortilèges ? Je lis, je relis, je souligne, je découpe des morceaux, je prends des
notes, redresse la chronologie, et surtout laisse les mots chanter pour moi. Je
découvre comment, pour honorer cette poétesse jardinière, vous mêlez avec malice
les mots du jardin et ceux de la religion. Vous secouez le cornet et des images d’une
grande fraîcheur en tombent comme des pépites : les papillons théologiens, la serre
comme une chapelle de verre, les fougères à la sérénité crispée, ou la très
belle mère supérieure de l’ordre des pissenlits… Lever un coin du voile ne met pas
fin à l’enchantement, bien au contraire : (tenter de) découvrir vos mystères ne fait
qu’ajouter à ma joie, quête et enquête mêlées.
Je me souviens d’un passage d’Autoportrait : Choses qui [.…] ont en ellesmêmes
leur propre suffisance : [.…] L’empreinte d’un moineau sur la neige fraîche.
J’y entends un écho au vers d’Emily Dickinson : On apprend les oiseaux – par la
neige. Vous n’aviez pas encore écrit La Dame blanche, mais sans doute y songiezvous
déjà ?
À chaque relecture, je note de nouvelles phrases, petits viatiques de mots pour le
quotidien de mes jours : aide, secours, soutien, provisions de voyage, pièces
d’argent posées dans ma bouche pour attendrir le Passeur. Je souligne tant de
phrases, mots, paragraphes, que le livre, toutes coutures lâchées, n’est plus qu’un
champ de griffures crayonnées. Une nuit, je lis : L’écriture est à elle-même sa propre
récompense.
Un assassin blanc comme neige
Au printemps 2011, vous publiez Un assassin blanc comme neige. Cette fois, j’ai
rattrapé mon retard et j’achète le livre à sa sortie. Au milieu d’une page, suspendue
dans le blanc qui l’entoure, une phrase. La description exacte – par une saisissante
mise en abyme –, de ce que j’éprouve en lisant ces mots même :J’attends d’un
poème qu’il me tranche la gorge et me ressuscite. Comment mieux décrire le choc
esthétique et émotionnel que l’on peut ressentir à la lecture d’un texte ? Je relis
Mallarmé, puis Artaud, pour vérifier. C’est bien cela, une première suffocation,
violente, incompréhensible, puis la douceur du retour aux mots. Et c’est le début du
chemin que vous me proposez de faire avec vous : mourir, ressusciter, mourir
encore, ressusciter… Je ne savais pas que vous fréquenter serait aussi épuisant
Un instant je pense à ceux qui vous trouvent mièvre, ils ne vous ont certainement
pas lu avec attention : J’attends d’un poème qu’il me tranche la gorge et me
ressuscite… Pour la mièvrerie, on repassera.
Vous ne faites pas que m’ouvrir les yeux sur la beauté du monde, mais vous
m’aidez à apprivoiser le chagrin, la douleur, avec des mots qui n’ont rien de
« mièvre » : À Mallarmé, hypersensible, la vie est venue prendre un enfant et lui a
dit : maintenant chante, si tu peux, écrirez-vous dans La Grande Vie. Allez, chante si
tu peux…
Je poursuis ma lecture. J’entends, entre deux grandes respirations de retour à la
vie, des chants d’oiseaux. Je vois les plumes d’un geai que vous ramassez, dans
votre attention portée aux choses pauvres. Je vous suis dans chacune de vos
promenades en forêt, et si je débusque un écureuil c’est que vous l’avez repéré
avant moi. Car personne ne parle des animaux comme vous le faites. Je me délecte
d’un bourdon au col d’astrakan, du chat dont le soupir défait tous les noeuds
invisibles de l’air, ou du papillon dont les ailes palpitent lentement, comme on
feuillette un livre ancien menacé de tomber en poudre. Vous aimez particulièrement
les rouges-gorges, dont l’observation vous ravit, et celui que vous retrouvez mort
devant la porte du garage vous inspire le magnifique titre du livre : Dieu est un
assassin blanc comme neige.
Rien ne doit vous déranger de cette constante attention portée aux menues
choses du monde. C’est une méditation sans coussin, sans mantra et sans dogme.
Avant que l’écriture ne vienne, il y a tout ce temps à ne rien faire de précis, juste
regarder le monde tel qu’il est, vivre l’instant. Observer. Devenir son propre regard,
devenir la chose même que l’on observe. Une vie immobile, dont notre vie agissante
n’est que l’escorte un peu bruyante écrivez-vous dans Donne-moi quelque chose qui
ne meure pas, à propos de Boubat dormant dans un train, somnolant sur la
banquette d’un bus, ou assoupi sur une chaise dans un jardin public, c’est-à-dire
faisant tout sauf appuyer sur le déclencheur. Tout vient de là. Tout sort de ce temps
silencieux, de ces heures négligées et de cette vie blanche.
Après m’être tranché la gorge plusieurs fois, j’éprouve à nouveau le désir de
traquer vos sortilèges. Je continue à fouiller vos tiroirs, avec le sentiment ambigu de
me rapprocher de vous tout en forçant votre porte. Je veux comprendre pourquoi j’ai
littéralement « vu du bleu » en lisant votre texte. Je me mets au travail, à l’ancienne :
je ne dispose pas du manuscrit sous format informatique, je travaille sur votre livre
imprimé et il faut se débrouiller : lecture rapide et bâtons tracés au crayon de papier.
Je trouve, en moins de quatre-vingt-dix pages :
20 occurrences du mot blanc/blanche/blanchie
14 fois les termes or/doré
16 occurrences du mot bleu/bleue (sans compter azur, une fois)
et 18 fois le mot ciel, ce qui est presque la même chose.
Rien d’étonnant à ce que me soient venues des visions d’églises baroques, de
vierges de plâtre coloré, et le souvenir des images pieuses de mon enfance. J’ai le
sentiment d’entrevoir un secret de fabrication et je ris de travers comme une enfant
qui vient de faire une farce : fera-t-elle rire ou sera-t-elle punie ?
12 occurrences du mot âme, mais j’en ai peut-être manqué.
Beaucoup trop pour ceux qui moquent votre travail, peut-être aussi pour moi qui
me crois agnostique, mais juste ce qu’il faut à ce texte pour qu’il soit parfait. Vous
n’exagérez jamais.
Moi si. Je continue ma dissection artisanale, pardonnez-moi. Je remarque votre
maîtrise parfaite des figures de style (comme le très beau renard à la rousseur
pensive) et votre patiente entreprise de personnification : une pluie mercenaire, les
choeurs assassins, le battement qui ressasse… ainsi que de surprenantes images :
la mort horlogère, parfois épicière ou maraudeuse dans La Dame blanche… Tout ce
qui existe devient humain, proche, semblable. Je comprends que nous en sommes
responsables, chacun. Vos livres ne sont pas que des bijoux littéraires, ils sont des
signes que chaque lecteur arbore pour dire qu’il est en route. C’est ce que je crois.
Ayant à peu près tout souligné, surligné ou entouré dans le livre, je ne pousserai
pas plus avant mon outrecuidante investigation. Mais je porterai toujours un oeil
jaloux sur vos trouvailles.
Au bout d’une énième lecture, je me rends compte qu’il y a très peu d’odeurs, de
parfums, dans vos différents textes. À peine la fragrance des roses ou de l’herbe
coupée, toujours ténue ou fugace : rien de véritablement entêtant. Trop charnel pour
l’ascète peut-être, en tout cas je ne vous suis pas sur ce terrain : j’aime que ce
monde soit odorant, chaque parfum avec sa vibration particulière, avec sa puissance
évocatrice. De grands auteurs me donnent raison, non seulement Marcel Proust,
mais Patrick Süskind, ou encore Philippe Claudel avec ses effluves de munster et de
« mélange deux temps ». Vous êtes un contemplatif qui se bouche le nez, voilà ce
que je me dis en vous lisant.
Plus tard, je découvrirai – toujours dans le désordre – L’homme qui marche. La
beauté pure, alors que chacun s’en fasse juge directement : je l’offre partout autour
de moi, riant sous cape d’un brusque pic des ventes étonnant un éditeur pourtant
habitué à vos succès.
Truchements
À l’été 2011, j’apprends dans le programme culturel de la ville que vous serez
présent au Livre sur la Place, beau salon littéraire qui signe à Nancy l’arrivée de
l’automne. Vous vous faites si rare en public que je me réjouis de ce rendez-vous,
pris pas moins de trois mois à l’avance.
Le samedi matin, à l’ouverture, je me précipite sous le chapiteau, pas rapides,
droit vers votre stand, avec à la main un énorme bouquet de roses. Je pensais qu’il
n’y en aurait pas dans votre chambre d’hôtel et que cela vous manquerait. Je me
rends compte de ma naïveté : nous étions peut-être des dizaines à avoir eu la même
idée, sans compter le comité d’organisation du salon. Quoi qu’il en soit, vous n’êtes
pas là. Je patiente. Je marche dans les allées sans conviction, embarrassée par le
bouquet, incapable de regarder les livres ou d’entamer conversation. Une amie, qui
publie son premier roman chez Gallimard, est assise à côté de votre chaise vide. Je
m’approche, gênée qu’elle puisse croire que les fleurs sont pour elles, ennuyée de la
décevoir. Je la salue, bafouille et m’éloigne. Je reviens, de loin déjà je remarque que
votre chaise est toujours inoccupée. Je m’enquiers auprès du libraire qui m’assure de
votre arrivée imminente. À midi, on me dit que vous êtes sans doute parti déjeuner. À
quatorze heures, on m’informe, un peu agacé, que vous n’êtes pas encore revenu.
J’erre toujours, je bavarde avec quelques connaissances, je reviens à mon point de
départ. Les fleurs, elles, commencent à s’impatienter, ce que je devine à l’incliné de
leurs têtes. Je n’ai toujours pas trouvé ce que j’allais vous dire, mais il devient de
plus en plus évident qu’y réfléchir ne sera pas nécessaire : vous êtes absent. À
quinze heures je m’installe sur un banc d’où je peux voir votre chaise, obstinément
nue. Les auteurs alignés à votre stand commencent à s’amuser de mon manège et
la foule du samedi après-midi finit par rendre impossible mon affectueuse
surveillance.
Je rentre chez moi. Le lendemain, j’hésite : recommencer ou non. Déception et
fatigue l’emportent, je ne me sens pas capable de revivre ça une seconde fois. Les
fleurs ne sont plus guère présentables, trop ouvertes, trop alanguies. Je renonce. De
mon balcon, on devine au loin la silhouette du grand chapiteau blanc. Y êtes-vous ?
Je suspends les roses têtes en bas, afin qu’elles sèchent, comme les mots que je
n’ai pas pu vous adresser.
Le mardi, j’ai des remords. Il est dommage que ces roses ne vous parviennent
pas, elles vous étaient destinées, avec toute la tendresse que je leur demandais de
vous transmettre. Je décide d’arracher délicatement tous les pétales soyeux, petits
morceaux de velours odorant encore humides dans mes paumes, et de les fourrer en
vrac dans une enveloppe de format usuel. L’aspect bombé de la missive me réjouit,
j’imagine la pluie de pétales à l’ouverture, comme de gros confettis parfumés. Le plus
dur sera de trouver des mots pour les accompagner, tâche encore plus difficile que
celle que je redoutais en longeant les stands du salon. Une courte lettre rejoint les
fleurs, je mets un timbre, je poste, vite, avant de regretter.
Quelques semaines plus tard, vous me répondez. Votre écriture généreuse – les
lettres amples et douces comme des hanches de femmes – irradie au fond de la
boîte aux lettres. Vous avez aimé mes roses, je suis heureuse. La rencontre
manquée aura tout de même eu lieu, par le truchement des fleurs.
En 2013, je publie mon premier roman. Je vous le dédie, avec en exergue cette
phrase empruntée à Autoportrait au radiateur : L’enfance continuée longtemps après
l’enfance : c’est ce que vivent les amoureux, les écrivains et les funambules. Je vous
l’envoie après coup, pour vous dire, par le seul truchement des mots imprimés, tout
ce que je vous dois. Vous l’aimez, et c’est à nouveau un cadeau que je reçois.
Lorsque paraît La Grande Vie en 2014, je n’y tiens plus : vous n’avez rien publié
depuis deux ans. Chose rarissime, tant vous détestez perdre votre temps à autre
chose que regarder les roses éclore, vous venez faire une dédicace dans une
grande librairie à cent cinquante kilomètres de chez moi. Hélas, je ne peux m’y
rendre, je donne un atelier d’écriture prévu de longue date. Je rumine ma déception
et me désole de ma malchance. Je finis par trouver une solution : je poste le livre à
une amie, qui m’aime assez pour faire la queue à ma place et me renvoyer le livre
ensuite. Voilà comment vous me dédicacerez La Grande Vie en mon absence, par le
truchement d’une âme bienveillante. Je ne saurai jamais ce qu’elle vous aura dit ni
ce que vous lui aurez répondu car, interrogée quelques jours plus tard, elle me dira
qu’elle ne s’en souvient plus… Quant à vous, il paraît que vous n’avez aucune
mémoire des noms, le mien n’a pas dû vous rappeler quoi que ce soit : votre
dédicace est amicale, mais n’a rien de personnel. Je suis un peu désappointée,
évidemment.
Au retour postal de La Grande Vie, je découvre cette phrase page 38 : Les fleurs
du vieux cerisier jacassaient. Je rêvais de les emballer dans cette lettre […]. Un
instant, il me plaît de songer que mon envoi de pétales vous a inspiré ces quelques
mots ? Mais qu’on ne se méprenne pas, il ne s’agit pas d’une quelconque fatuité,
mais bien du plaisir de débusquer – ou de croire débusquer – un petit secret de
fabrication.
C’est ainsi qu’aujourd’hui – après un envoi de pétales de roses, votre réponse,
l’expédition d’un roman avec exergue en banderole et votre dédicace deLa Grande
Vie en mon absence – j’ajoute un nouvel opus à ces curieux échanges : ce Duetto
dont chacune des lignes court vers vous.
C’est une chose délicate, je m’en suis déjà rendu compte, que de décrire sa
relation à un écrivain contemporain. Vivant, je veux dire. L’intéressé aura peut-être
connaissance du texte, il faut donc assumer courageusement les propos que l’on
tient. Se pose aussi le problème de la forme : qui parle à qui ? Endosser le je, déjà
intime au premier mot écrit, ou maintenir un retrait en se cachant derrière un
narrateur ? Et l’écrivain dont il s’agit, comment l’habiller ? Le faire avec son nom
relève d’un classicisme élégant. Mais, en l’essayant, j’ai ressenti l’impression
désagréable qui se produit lorsque l’on parle de quelqu’un à la troisième personne en
sa présence : Christian Bobin ceci, Christian Bobin cela… C’est ainsi que s’est
imposé le vous délicieux des courriers d’antan et le mode de la conversation à
distance. Reste le désir, naturel mais probablement unilatéral, d’une rencontre
rendue possible par la contemporanéité. Mieux vaut choisir un chemin de traverse.
Nous nous serons rencontrés par le truchement de lettres, livres, amie et pétales de
roses, et c’est très bien ainsi.
Mais cette dernière entreprise ne va guère vous séduire, je le crains. Que l’on
parle de vous ne vous intéresse pas, et je sais que vous n’aimez recevoir que des
lettres manuscrites. Qu’allez-vous penser de celle-ci, qui n’est même pas « tapée »
mais seulement virtuelle ? J’ai cédé à la suave tyrannie des techniques, raison de
plus pour vous déplaire. Pardonnez-moi, voulez-vous ?
Dans le très beau Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, vous commencez
par cette adresse au lecteur : Saluons-nous, moi en écrivant, vous en me lisant. Je la
reprends à mon compte et vous retourne ce salut avec affection, en espérant que
vous me lirez, et que nous poursuivrons ainsi, jusqu’à…
© Nouvelles Lectures 2016
www.nouvelleslectures.fr
ISBN : 978-2-37424-025-1
Ouvrages de Christian Bobin desquels les citations sont extraites :
• Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, Bobin/Boubat, Gallimard
1993.
• La Folle Allure, Gallimard 1995.
• L’homme qui marche, Le Temps qu’il fait, 1995.
• Autoportrait au radiateur, Gallimard, 1997.
• La Dame blanche, Gallimard, 2007.
• Un assassin blanc comme neige, Gallimard, 2011.
• « Habiter poétiquement le monde », Canopée n°10, Actes Sud, 2012.
• La Grande Vie, Gallimard, 2014.
Eve Chambrot vit à Nancy, où elle anime des ateliers d’écriture, notamment à
Sciences Po. Elle écrit des nouvelles, dont deux ont été primées : La Polygraphie
du cavalier en 2012 et Au centimètre près en 2014. Après Le Noeud
de pomme et La Bonne Distance, son troisième roman, La Fuite, sortira en
août 2016.